Managers, attention : le charisme peut parfois se révéler toxique – Capital.fr

0 Comments

Lionel Bellenger est le fondateur de la société Ibel, spécialisée depuis 2007 dans les conférences et le coaching de managers. Il est également directeur académique au Groupe HEC et intervient à l’École Polytechnique. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages de coaching, dont La Vérité sur le charisme (ESF Éditions, 2016).
Management : Au-delà de son aspect un peu magique, quels sont les mécanismes du charisme ?
Lionel Bellenger : Les experts s’accordent sur un point : le charisme est la réponse d’une personne à une situation, au nom d’une cause, portée par l’envie et la faculté d’embarquer les autres avec soi. Le charismatique incarne un défi. Il ou elle est pétri de passion, de détermination, de liberté d’esprit, d’un sens de l’élévation et d’une dimension messianique. Le plus souvent, cet individu se construit sur un refus ou un obstacle majeur. L’archétype absolu, c’est De Gaulle. Ou Mandela.
Pourquoi le leader charismatique fascine-t-il tant ?
Pas uniquement parce qu’il est un grand orateur. Regardez L’Abbé Pierre, qui chevrotait. Ces gens ont une sur-âme. Le philosophe américain Ralph Waldo Emerson parlait « d’over-soul », littéralement « au-dessus de l’âme ». Le charisme est une affaire de tripes. Viscéralement, ce type de leader est porteur de conviction et d’action. Il agit selon l’alignement « dire, décider et faire ». Or, rares sont les gens qui vont vraiment au bout de ce à quoi ils croient. Cela suscite de l’admiration et de la fascination. Mais il ne faut pas oublier un élément précieux. Le leader charismatique apporte de la sécurité, de la confiance. C’est pour ça qu’il est aussi suivi.
Le charismatique est-il un narcissique ?
Un « bon » charismatique, normalement, lutte pour l’intérêt commun. Il a de l’empathie, du cœur, il aime « faire grandir » et émanciper ceux qui le suivent. Mais hélas oui, parfois, sa route émotionnelle dévie et révèle cette dimension narcissique. Alors, tout ce qu’on vient d’écrire s’annule : le narcissique ne s’intéresse qu’à lui, à son ascension, à sa propre hauteur. Les autres ne sont qu’un prolongement de lui-même. Dominateur, il se considère intouchable, fait preuve d’une audace agressive, pense que tout lui est dû. Certes, il sait séduire, plaire, il a de « l’emballage », mais pour son propre profit.
Quel est le plus grand piège du charisme ?
L’aspect le plus dangereux, c’est l’emprise. Aveuglés par l’admiration, les suiveurs ne contestent plus, ils ne savent même plus le faire, trop habitués à dire « oui ». Ils se perdent, disparaissent, se fanent, ce sont des ombres. Sans remonter à Hitler (sourire), imaginez un leader charismatique dans une boîte. Le type de patron impressionnant qui infantilise, et n’élève pas. Autour, dessous, partout, c’est la soumission librement consentie dont parlait Etienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Ainsi, les collaborateurs sont dans une habitude obéissante qui les prive de leur esprit critique.
Et qu’est-ce que ça risque de créer entre les collaborateurs ?
Des rivalités, de la compétition, un modèle de courtisanerie… C’est à celui qui sera le plus proche du soleil. Pour apparaître et exister un peu aussi, tirer la « couverture » à soi. Terrible !
Quelles règles de gouvernance peut-on prévoir pour contrer ce risque ?
Comme dans la vie politique de notre pays, il faut qu’il y ait des instances de régulation, de rappel à l’ordre, de contrôle. Un conseil d’administration digne de ce nom et des leaders qui ne sont pas tous envoûtés par le Big Boss, capables de lui tenir tête. Mais le grand patron doit aussi savoir s’éclipser. Jean-Baptiste Rudelle, fondateur de Criteo, qui était un homme discret mais doué d’un remarquable sens du business, mettait en pratique une idée intéressante : pendant les grandes réunions stratégiques, il disparaissait une demi-heure afin de permettre à ses collaborateurs de parler en son absence. La décision était prise a posteriori, et ensemble (1).
L’ex-entraîneur de l’équipe de France de handball, Daniel Costantini, avait lui aussi mis à profit cette tactique, à l’issue d’une mi-temps désastreuse. Il avait laissé les joueurs débattre seuls dans le vestiaire, s’invectiver, trouver leurs propres mots, puisque les siens n’étaient pas entendus. Le bon charismatique sait disparaître. Pour mieux ressurgir.
Et quand il disparaît pour de bon, comment gère-t-on ?
Vous voulez dire… s’il meurt ? Ou s’il quitte ses fonctions ? Dans tous les cas, son absence laissera un grand vide fatalement. Et c’est justement là, lors de ce moment de bascule, qu’on jugera si le charismatique a su ou pas construire et émanciper ses équipes. Si c’est oui, alors le groupe, passé un deuil légitime, sera capable de trouver une autre forme de pilotage. Cela dit, on remplace rarement un charismatique par un autre. Je crois davantage à une notion de cycle. L’usure apparaît même souvent du vivant du charismatique… C’est bien d’enchaîner sur une forme de pouvoir complètement différente.
>> Notre service – Trouvez la formation professionnelle qui dopera ou réorientera votre carrière grâce à notre moteur de recherche spécialisé (Commercial, Management, Gestion de projet, Langues, Santé …) et entrez en contact avec un conseiller pour vous guider dans votre choix
Le charismatique souvent se désigne un fils spirituel…
Oui, un dauphin. Il y a alors la volonté à peine consciente de se prolonger soi-même. Parfois, ça marche, comme par exemple chez les Riboud, patrons de Danone de père en fils. La fibre sociale de l’entreprise a pu ainsi être préservée. La transmission se passe parfois moins bien, je pense aux Lagardère ou aux Arnault. Dans ces deux familles, on observe un écrasement : la figure du père, trop forte, devient un fardeau pour les héritiers.
Dans tous les cas, un leader « naturel » doit prévoir sa succession. Et ça passe nécessairement par une transmission. L’un des meilleurs exemples, c’est Pierre Bellon, ex-patron charismatique de Sodexo, qui a su, en 2016, « donner les clefs » à sa fille Sophie, qui représente certes une figure d’autorité différente, mais remarquable car réellement affranchie du papa.
Avez-vous en tête, a contrario, l’exemple d’un charismatique qui s’est perdu ?
Bernard Tapie était un bon exemple. Battant, entrepreneur, meneur, animal instinctif, capable de manier parfaitement la passion et le sang-froid, il cochait pas mal de cases. Mais oui, il s’était un peu perdu. Pollué par le narcissisme dont on dénonçait les effets tout à l’heure. Avec des problèmes de valeur, de rapports à la vérité ambigus. Je ne sais pas ce que l’histoire en retiendra. Car le charisme, le vrai, se mesure aussi à l’aune du temps.
(1) Jean-Baptiste Rudelle est l’auteur d’un livre dont le titre résume bien le défi du charismatique : On m’avait dit que c’était impossible (Livre de Poche).
>> Comment reprendre du plaisir au travail. C’est la Une du dernier numéro de Management. Accédez en quelques secondes à ce dossier en vous abonnant, à partir de 4,49 euros par mois, sur la boutique en ligne Prismashop
© 2022 Prisma Media – Tous droits réservés

source

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *