Louis Gallois le 18 novembre 2013 à Paris
afp.com/Eric Piermont
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Quarante années de désindustrialisation ont laissé une France fracturée où les déserts économiques ont accouché des Gilets Jaunes. La pandémie de Covid-19 a révélé notre extrême dépendance à des importations stratégiques de produits souvent fabriqués dans des conditions sociales et environnementales que nous ne tolérons plus en Europe. Dans les écuries politiques, la reconquête industrielle est sur toutes les lèvres. Louis Gallois, co-président de la Fabrique de l’industrie et ancien patron d’Airbus, de la SNCF et de Safran décrit à L’Express les pistes possibles de cette réindustrialisation. Et évoque la nécessité d’écrire un nouveau récit national pour l’industrie. Celui qui fut aussi directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement lance aussi un appel à la Gauche. Interview cash.
L’Express : Comment expliquez-vous ce renoncement français sur l’industrie ?
Louis Gallois : En fait, il vient d’assez loin. Tout commence à la fin des années 1970 et au début 1980 : nous observons un début d’affaissement industriel dans des industries de base comme la sidérurgie le textile, les chantiers navals, la machine-outil. Ce mouvement a été géré mais pas enrayé. Ensuite, il y a eu des tentatives de sursaut et puis le déclin a recommencé à partir des années 90 et s’est accéléré dans la décennie 2000- 2010. Les causes sont connues. La France n’est pas un pays de grande tradition industrielle. Chez nous, le grand Salon est celui de l’agriculture alors qu’en Allemagne c’est la foire de Hanovre. S’ajoutent l’aspect bureaucratique, la passion de la réglementation et le poids des charges. Mais aussi les augmentations de salaires, supérieures aux gains de productivité : elles expliquent dans les années 2000-2010, les deux tiers de la divergence de compétitivité-coût avec l’Allemagne. Et puis tous les défauts de l’appareil de formation professionnelle avec un enseignement professionnel souvent vu comme une voie de garage. Mais aussi, des choix politiques contestables qui ont pesé lourd.
De quels choix politiques parlez-vous ?
Une cause fondamentale souvent passée sous silence est la politique monétaire menée par la France dans les années 80-90. Nous nous sommes accrochés au Deutschemark à partir de 1983 à un niveau de parité entre la France et l’Allemagne qui était défavorable à la France. Nous sommes donc entrés dans l’euro avec une parité excessive. Par ailleurs, nous avons fait des erreurs de politique économique. Des lors qu’on faisait le choix de Maastricht et de la monnaie unique, il fallait mener, comme les Allemands, une vraie politique de l’offre pour assurer notre compétitivité. Or, nous avons fait l’inverse avec les 35 heures, et l’augmentation des charges sociales… L’industrie française spécialisée dans la moyenne gamme a subi de plein fouet les écarts de coûts. Tout cela explique la débandade des années 2000-2010. Je suis encore frappé par l’absence de prise de conscience pendant des décennies. Au contraire, une partie des élites a cru au rêve insensé d’une France sans usine…
Y a-t-il une dimension culturelle aussi à cet abandon ?
C’est vrai que l’imaginaire français n’est historiquement pas très favorable à l’industrie : » c’est vieux, ça pollue, ça n’a pas d’avenir… » La France a pourtant connu des périodes pendant lesquelles l’industrialisation a été vécue comme une belle aventure, sous Napoléon 3, dans l’après-guerre, ou sous de Gaulle Pompidou. Le reste du temps, l’industrie intéresse peu. Deux autres grands pays dans le monde ont connu une telle vague de désindustrialisation : la Grande Bretagne et les Etats-Unis. Les Etats-Unis compensent cela par une capacité d’innovation sans égale, par le numérique et par la puissance du dollar. Les Anglais, par la force de la City, mais cela leur a joué des tours, on l’a vu avec le Brexit…
Voyez-vous dans cette désindustrialisation une explication à la montée des radicalités politiques ?
Bien sûr. Quand des régions entières se sentent abandonnées, cela peut expliquer la montée des extrêmes. Cela explique aussi le mouvement des Gilets Jaunes. Cette réaction du pays criant « on ne s’occupe pas de nous, voyez où les élites nous ont menées ! » en est le résultat. De ce point de vue, le plus grave, ce sont les fractures territoriales créées par cette désindustrialisation. Certes, nous sommes à un point de bascule, mais les bonnes nouvelles que l’on commence à apercevoir ici ou là ne sont pas réparties également sur tout le territoire.
Vous parlez de point de bascule. Qu’est ce qui a expliqué cette prise de conscience ?
En fait, je situe ce moment de bascule, la prise de conscience du drame, au début des années 2010. Rappelez-vous, Nicolas Sarkozy lance le programme d’investissement d’avenir, les pôles de compétitivité, les Etats généraux de l’industrie organisés par Christian Estrosi. Le rapport que j’ai écrit en 2012 a mis des mots sur cette prise de conscience. A partir de là, le mot compétitivité n’est plus tabou et on acclimate l’expression de « politique de l’offre », même à gauche. Comme je venais de ce bord politique là, cela passait un peu mieux ! Mais il faut rendre hommage à François Hollande : c’est lui qui a lancé cette politique de l’offre avec le CICE puis le Pacte de Responsabilité. Les Frondeurs ne le lui ont pas pardonné mais il a eu ce courage. Emmanuel Macron a poursuivi et amplifié cette politique,avec les ordonnances Pénicaud sur le Code du travail , la loi Pacte, le plan de relance et la baisse des impôts de production et enfin France 2030. Nous devons maintenant écrire le récit de la reconquête ! Et ce récit doit être porté au plus niveau de l’Etat.
Faut-il aller plus loin dans cette politique de l’offre ?
Sans doute, sur les impôts de production ou la baisse des charges. Cette fois-ci sur les salaires intermédiaires. Mais je connais aussi les contraintes de l’Etat et la situation des finances publiques. L’Etat n’a pas des moyens illimités. Il y a aussi d’autres pistes. J’insiste sur l’aspect bureaucratisation ou sur la réglementation notamment environnementale. Bien sur, elle est nécessaire. Mais quand il faut deux ans pour construire une usine en France contre 6 mois en Allemagne, il y a bien un problème. Et puis il y a un élément plus culturel et sociétal. Les chefs d’entreprise se sentent mal aimés. Ce n’est pas vrai ; les sondages le montrent. Mais la gauche doit faire un effort pour ne pas les considérer uniquement comme des gens qui ne pensent qu’au profit. Il faut faire appel au contraire à leur patriotisme quelle que soit la taille de la boîte. C’est ce que font les Allemands. Ce patriotisme est latent ; il faut le réveiller !
Mais l’Etat n’a-t-il pas aussi un rôle patriote aussi à jouer dans ses commandes publiques ?
Certes mais il y a des directives européennes. Quand la police doit acheter de nouvelles voitures, elle doit lancer un appel d’offres européen. Ceci n’exonère pas l’Etat de ses responsabilités. Quand je vois que les hôpitaux achètent pour plus de 18 milliards d’euros par an, c’est considérable. Peut-on au moins réfléchir sur la façon dont nos industriels peuvent se mettre en situation d’être bien placés dans ces appels d’offres ? Est-ce qu’il y a quelqu’un au Ministère de la Santé qui s’occupe de cela ? Je n’en suis pas certain !
Dans les freins à cette reconquête industrielle, les chefs d’entreprise évoquent tous la question de la main-d’oeuvre et des compétences. Est-ce le sujet principal ?
C’est un sujet très actuel. Comment faire pour attirer les jeunes ingénieurs dans l’industrie. Seuls 40% d’entre eux vont y travailler. Alors même que les salaires sont plus élevés qu’ailleurs. Beaucoup de jeunes sont en quête de sens : l’industrie peut répondre à cette demande. Deuxième point, la réindustrialisation nécessite de l’innovation – on ne refera pas l’industrie d’hier – et de la recherche en amont. Or la chute dramatique du niveau en mathématique à l’école est un vrai sujet d’inquiétude pour notre industrie et pour notre recherche. Renforcer les études de mathématiques dès le primaire doit être une priorité. Enfin, il y a le sujet de l’apprentissage et des lycées professionnels. La progression de l’apprentissage est une bonne nouvelle mais elle concerne surtout les jeunes en études supérieures. Il faut penser aux moins diplômés. Je propose que l’on crée massivement des centres d’apprentissage à l’intérieur même des lycées professionnels. Et que les professeurs soient financièrement intéressés à y enseigner.
Comment l’industrie française peut-elle se réinventer ?
L’industrie de demain ne sera pas celle d’hier. C’est pour cela que je n’aime pas parler de relocalisation. L’industrie sera très technologique, éco-responsable, numérique et électrique. Les conséquences ? Notre effort de R&D public doit être fortement accru jusqu’à 3% du PIB cela passe par mieux payer nos chercheurs. Il faut aussi faire confiance aux territoires et les aider à se prendre en main. Il faut enfin relancer le nucléaire car les besoins d’électricité vont être énormes, pour le chauffage des logements, la mobilité, l’industrie.. Nous avions un avantage compétitif indéniable sur le sujet. Dans le scénario haut de RTE, le gestionnaire de réseau, les besoins en électricité atteindraient 750 térawatts heure d’ici 2050. EDF table plutôt sur 800 à 900 térawatts heure. Or nous sommes à 470…Pour faire face à cette croissance Il va falloir accroître le parc nucléaire avec une visibilité, un programme clair et assumé politiquement.
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30 janvier, 2022 0 Comments 1 category
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