Industrie, restauration… pourquoi les entreprises ont-elles autant de mal à recruter ? – Capital.fr

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Aux grands maux les grands remèdes… Lassé de courir en vain derrière les jeunes pour faire tourner son restaurant niçois, Fred Ghintran a fini par se décider à recruter… des retraités. Ils slalomeront peut-être avec moins d’agilité entre les tables, mais au moins ils seront là ! « Au départ, l’idée était de faire réagir l’opinion, car nous n’arrivons plus à attirer les 20-60 ans vers nos métiers », soupire le gérant du Félix Faure, véritable institution de la capitale azuréenne, qui sert jusqu’à 1.000 couverts par jour. Mais son annonce à destination des tempes grises a tout de suite fait mouche. « Nous nous sommes rendu compte que beaucoup d’anciens étaient prêts à bosser pour arrondir leurs fins de mois, ce qui, par parenthèse, veut dire qu’ils n’arrivent pas à vivre décemment avec leur pension », souffle-t-il. Va donc pour les sexagénaires…
Un pionnier du recrutement moderne, notre audacieux Niçois ? Peut-être. Car les pénuries de main-d’œuvre frappent désormais des milliers d’entreprises comme la sienne, et pas seulement dans l’hôtellerie-restauration. BTP, industrie, hôpitaux, services à la personne… Tous les secteurs de notre économie ou presque sont touchés par la désertion travailleuse. « Si vous me donnez demain 100 bouchers ou boulangers, je vous les place en dix minutes ! Pareil pour les préparateurs de commande, les techniciens de maintenance, les tourneurs-fraiseurs, les chauffeurs logistiques… », énumère Stéphanie Delestre, présidente fondatrice de Qapa, un réseau de « matching » spécialisé dans l’intérim.
Au total, selon les estimations les plus alarmistes, 900.000 postes seraient aujourd’hui vacants dans l’Hexagone. Certes, il est vrai que le phénomène, amplifié par la pandémie, concerne aussi l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche ou les Pays-Bas. Mais ces pays sont tous au plein-emploi, 3,3 millions de chômeurs n’y rongent pas leur frein en attendant de trouver un job ! Par quel sortilège les pénuries de travailleurs peuvent-elles, chez nous seuls, faire aussi bon ménage avec un chômage de masse ?
La première explication de ce mystère est purement statistique : le nombre de 900.000 emplois non pourvus dans l’Hexagone, qui circule partout, est très certainement surévalué. « J’ai avancé ce chiffre parce que j’en avais marre d’entendre la perpétuelle estimation de 300.000 offres non satisfaites, que l’on ressasse depuis dix ans ! », reconnaît Eric Chevée, le vice-président de la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises). 900.000 postes vacants, c’est aussi le total d’offres confiées à Pôle emploi entre juillet et septembre 2021. Mais à en croire la CGT, qui a mené l’enquête en octobre dernier sur un échantillon de 713 offres, un bon nombre de doublons ou de postes déjà pourvus figurent dans ce quasi-million, ce qui ôte toute crédibilité au résultat.
La vérité, c’est que personne ne sait au juste avec précision à combien se monte le stock de jobs qui ne trouvent pas preneur. Pôle emploi, qui comptabilise plusieurs fois les mêmes offres, est incapable de fournir une donnée sérieuse, l’Insee n’en a pas la moindre idée, pas plus que la Dares, la Direction des statistiques du ministère du Travail. Cette dernière a bien répertorié 292.800 jobs orphelins au troisième trimestre 2021, un chiffre en hausse de 11%. Mais son enquête exclut les secteurs de l’agriculture, de l’intérim, des particuliers employeurs et des emplois publics.
Et, surtout, elle ne prend en compte que les entreprises de plus de 10 salariés. Or, sur les 3,82 millions de sociétés françaises, 96% sont de très petites entreprises, et ce sont elles qui concentrent le plus de projets d’embauche : 47% pour la période (2019-2021), d’après l’enquête « Besoins en main-d’œuvre » de Pôle emploi. Selon le dernier baromètre Bpifrance Le Lab – Rexecode, quatre TPE/PME sur cinq ont d’ailleurs déclaré avoir des difficultés de recrutement, et elles assurent qu’un bon tiers de leurs demandes sont en souffrance depuis plus de six mois. Tout ce qu’on peut dire, donc, c’est que le nombre de postes vacants se situe quelque part entre les 292.800 évoquées par la Dares et les 900.000 mis en avant au doigt mouillé par la CPME.
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Mais laissons là ces pinaillages statistiques et revenons-en à notre mystère. Comment, dans un pays miné par le chômage, les entreprises peuvent-elles avoir autant de difficulté à recruter ? La première raison qui tombe sous le sens, c’est que les candidats ne possèdent pas les qualifications demandées. « J’ai des gars qui vont partir à la retraite et je ne sais pas comment les remplacer », témoigne par exemple Stéphane Chalmel, carrossier dans les Pyrénées-Orientales.
Son département a beau afficher le taux de chômage le plus élevé de France métropolitaine (12,3%), les doigts de fée capables de redresser une aile froissée n’y courent en effet pas les rues. « Il y a bien un bac pro à Perpignan, mais je n’ai jamais réussi à garder un jeune qui en sortait », déplore notre homme. En précisant que, ces dernières années, la situation n’a fait qu’empirer : en 2013, la moitié des embauches étaient jugées difficiles par les employeurs. Aujourd’hui, on en est à 85%.
Les polisseurs de berlines ne sont pas les seuls à se heurter au mur des compétences. Des dizaines et des dizaines d’autres métiers manquent eux aussi de professionnels qualifiés. Chaudronniers, frigoristes, couvreurs, cuisiniers, data scientists, codeurs informatiques, infirmiers, ascensoristes… On pourrait continuer la liste jusqu’au bas de la page. Au vu des montagnes d’argent investies depuis des années dans la formation professionnelle – en moyenne, presque 30 milliards d’euros par an –, ce bilan calamiteux est à peine imaginable.
Il n’en est pas moins facilement explicable. « Depuis vingt ans, tous les dispositifs mis en place par l’Etat ont consisté à éloigner la formation de l’entreprise, résume Eric Chevée. On a délaissé l’accompagnement sur le lieu de travail, qui correspondait parfaitement aux besoins des employeurs, pour mener une politique un peu hors sol à destination des demandeurs d’emploi. »
Il n’a pas complètement tort : l’inefficacité des différentes mesures prises en faveur des chômeurs les moins qualifiés est régulièrement pointée du doigt par les experts et les analystes. En 2018, la Cour des comptes signalait ainsi que « l’addition par l’Etat de plans successifs a abouti à une juxtaposition de dispositifs et à une augmentation de moyens sans stratégie globale ni coordination des acteurs. Pour les demandeurs d’emploi, les résultats apparaissent décevants, car (cette politique) privilégie la recherche de résultats à court terme ».
Un constat qui se confirme jusque dans les agences Pôle emploi. « A chaque élection, on nous inonde de plans d’action assez uniformes, qui laissent peu de marge de manœuvre », regrette Bernie Billey, représentante CFDT protection sociale travail emploi (PSTE).
Ces dispositifs souffrent aussi d’être menés avec une multitude d’organismes privés à la qualité souvent perfectible. « Notre pays en compte 80.000, dix fois plus que l’Allemagne », rappelle Hervé Chapron, membre du think tank Craps (Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale) et ancien directeur général adjoint de Pôle emploi. Diluée entre ces innombrables acteurs, distillée souvent à la va-vite sans véritable contrôle des pouvoirs publics, la formation des chômeurs est loin d’être un modèle d’efficacité. « Les gens venaient à mes ateliers juste pour ne pas être radiés de Pôle emploi, témoigne un ancien professeur de techniques commerciales appointé par l’un de ces organismes. Quand je demandais à mon patron quels étaient les résultats de mes stages en termes de retour à l’emploi, il était incapable de me répondre. Tout ce qui l’intéressait, c’était qu’on prenne plus d’élèves pour faire davantage d’argent. »
Tout n’est cependant pas noir dans le tableau. Le plan d’investissement dans les compétences (PIC) 2018-2022, qui doit notamment permettre de financer un recours accru aux formations associées à une promesse d’embauche, devrait permettre d’améliorer les choses : le taux de retour de ce genre de dispositifs très ciblés et très pragmatiques avoisine les 85%. « Le PIC aura peut-être plus d’effets que les plans précédents, espère Roland Rathelot, professeur d’économie à l’Ensae. Pour être honnête, quand on essaie de chiffrer l’impact global de l’inadéquation des qualifications sur le chômage général, la contribution de toutes ces politiques reste assez faible. »
Le manque de compétences des chômeurs n’explique pas tout. Sur les centaines de milliers d’offres d’emplois qui ne trouvent pas preneur, un grand nombre concerne en effet des postes… pas ou peu qualifiés ! Selon le baromètre Bpifrance Le Lab – Rexecode, pas moins de 42% des entreprises se heurtent à cet écueil. Certes, la mobilité géographique explique une partie du problème. « L’ouvrier peu qualifié peut habiter loin de l’usine qui recrute, avoir des difficultés à se véhiculer ou à déménager au vu du prix des loyers », rappelle Vincent Charlet, délégué général de La Fabrique de l’industrie.
Mais bien souvent, l’insuffisance des candidatures tient à un tout autre phénomène : les chômeurs n’ont tout simplement pas envie de se mettre au travail. « Dès que le boulot proposé est un peu dur, comme, par exemple, transporter des parpaings, on ne trouve plus personne », soupire Bernard Jauffroy, patron d’une petite entreprise du bâtiment en Charente-Maritime, qui assure « ne même plus essayer de recruter des jeunes ».
Il faut dire que notre système de protection sociale, sans égal même comparé à la Scandinavie, offre les allocations les plus généreuses du monde. « Les modes d’indemnisation sont tels qu’une succession de contrats courts entrecoupée de périodes de chômage permet parfois de gagner autant voire plus qu’un poste stable en CDI », confirme Gilbert Cette, professeur d’économie à la Neoma Business School. Surtout quand le salaire proposé est maigre, et qu’il s’accompagne de la perte d’autres aides, comme la gratuité des transports ou la cantine à prix réduit, sans parler du rétrécissement au lavage des allocations logement… Une note du Conseil d’analyse économique met particulièrement en cause le système d’activité réduite qui permet aux allocataires de cumuler « indéfiniment » indemnisations et revenus d’activité.
La durée de versement des allocations chômage, traditionnellement très élevée dans notre pays, ne pousse pas non plus leurs bénéficiaires à se précipiter sur les offres d’emplois, notamment pour les plus hauts revenus. « Je ne fais jamais de vieux os dans les entreprises, confesse ce commercial parisien, qui a déjà couru quelques start-up. Quand je commence à m’ennuyer, je me débrouille pour obtenir une rupture conventionnelle et je me mets au chômage pour monter des projets personnels. » Et si les contrôleurs de Pôle emploi lui demandent des justificatifs de sa recherche d’emploi ? « Je leur montre les échanges que j’ai sur LinkedIn, ça suffit », sourit-il. Du cousu main.
La réforme de l’assurance chômage, entrée en application cet automne au grand dam des syndicats, suffira-t-elle à mettre fin à ces abus, qui choquent de plus en plus l’opinion ? Ses nouvelles dispositions – augmentation de la durée minimale de travail nécessaire pour être indemnisé, réduction des allocations pour les parcours discontinus, instauration d’une dégressivité pour les indemnisations supérieures à 4.500 euros par mois – devraient en tout cas contribuer à les limiter.
Reste une dernière explication au grand mystère des pénuries de main-d’œuvre à la française : nos entreprises ne font pas toujours ce qu’il faut pour attirer à elles les demandeurs d’emploi. « Allez trouver des candidats quand vous proposez un mi-temps dans une zone inaccessible en transports en commun, avec une rémunération conventionnelle de branche inférieure au Smic ! », s’emporte Agnès Labarre, présidente d’une association d’aide à domicile dans l’Essonne. Parmi les secteurs repoussoirs, les services à la personne, l’hôpital, le BTP, mais surtout l’hôtellerie-restauration.
« Je m’étais porté candidat pour un poste de chef de rang, rapporte William, un trentenaire . Mais quand j’ai découvert que c’était payé 1.500 euros pour 42 heures par semaine avec uniquement des services du soir jusqu’à deux heures du matin, j’ai préféré laisser tomber. » Ce job difficile lui aurait rapporté à peine plus que les 1.200 euros d’allocations que lui verse Pôle emploi après son été très bien payé (2.000 euros) dans un restaurant de plage à Nice. « A ce compte-là, j’aime mieux rester au chômage en attendant de trouver un boulot rémunéré à la hauteur de mon investissement. »
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Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à claquer la porte de l’hôtellerie-restauration, à cause des mauvaises conditions de travail : heures de nuit en pagaille, « coupures » non rémunérées entre les services de midi et du soir, travail les jours fériés et les week-ends… « Pendant les confinements, des serveurs et des cuisiniers, cantonnés à la maison, ont découvert le quotidien de leurs proches en télétravail. Ça leur a ouvert les yeux sur la dureté de leur propre situation », souligne Alain Jacob, à la tête du cabinet spécialisé AJ Conseil. Conscients du problème, les représentants syndicaux et patronaux du secteur ont entamé des négociations pour un nouvel accord de branche. Au menu : revalorisation salariale, treizième mois et amélioration des conditions de travail.
Cela sera-t-il suffisant pour faire revenir les troupes ? Ce n’est même pas sûr. Car la crise sanitaire pourrait avoir bousculé plus profondément encore le rapport au travail. « Aux Etats-Unis, on parle déjà de « The Great Resignation » » : la « Grande Démission »», conclut Vincent Charlet. Tout un programme…
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